L'art d'être heureux
8 septembre 1910
On devrait bien enseigner aux enfants l'art d'être heureux. Non pas l'art
d'être heureux quand le malheur vous tombe sur la tête ; je laisse cela
aux stoïciens ; mais l'art d'être heureux quand les circonstances sont
passables et que toute l'amertume de la vie se réduit à de petits ennuis et à
de petits malaises.
La première règle serait de ne jamais parler aux autres de ses propres
malheurs, présents ou passés. On devrait tenir pour une impolitesse de décrire
aux autres un mal de tête, une nausée, une aigreur, une colique, quand même ce
serait en termes choisis. De même pour les injustices et pour les mécomptes.
Il faudrait expliquer aux enfants et aux jeunes gens, aux hommes aussi, quelque
chose qu'ils oublient trop, il me semble, c'est que les plaintes sur soi ne
peuvent qu'attrister les autres, c'est-à-dire en fin de compte leur déplaire,
même s'ils cherchent de telles confidences, même s'ils semblent se plaire à
consoler. Car la tristesse est comme un poison ; on peut l'aimer, mais non
s'en trouver bien ; et c'est toujours le plus profond sentiment qui a
raison à la fin. Chacun cherche à vivre, et non à mourir ; et cherche ceux
qui vivent, j'entends ceux qui se disent contents, qui se montrent contents.
Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes, si chacun mettait de
son bois au feu, au lieu de pleurnicher sur des cendres !
Remarquez que ces règles furent celles de la société polie ; et il est
vrai qu'on s'y ennuyait, faute de parler librement. Notre bourgeoisie a su
rendre aux propos de société tout le franc-parler qu'il y faut ; et c'est
très bien. Ce n'est pourtant pas une raison pour que chacun apporte ses misères
au tas ; ce ne serait qu'un ennui plus noir. Et c'est une raison pour
élargir la société au-delà de la famille ; car, dans le cercle de famille,
souvent, par trop d'abandon, par trop de confiance, on vient à se plaindre de
petites choses auxquelles on ne penserait même pas si l'on avait un peu le souci
de plaire. Le plaisir d'intriguer autour des puissances vient sans doute de ce
que l'on oublie alors, par nécessité, mille petits malheurs dont le récit
serait ennuyeux. L'intrigant se donne, comme on dit, de la peine, et cette
peine tourne à plaisir, comme celle du musicien, comme celle du peintre ;
mais l'intrigant est premièrement délivré de toutes les petites peines qu'il
n'a point l'occasion ni le temps de raconter. Le principe est celui-ci :
si tu ne parles pas de tes peines, j'entends de tes petites peines, tu n'y
penseras pas longtemps.
Dans cet art d'être heureux, auquel je pense, je mettrais aussi d'utiles
conseils sur le bon usage du mauvais temps. Au moment où j'écris, la pluie
tombe ; les tuiles sonnent ; mille petites rigoles bavardent ;
l'air est lavé et comme filtré ; les nuées ressemblent à des haillons
magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l'un, la
pluie gâte les moissons. Et l'autre : la boue salit tout. Et un
troisième : il est si bon de s'asseoir dans l'herbe. C'est entendu ;
on le sait ; vos plaintes n'y retranchent rien, et je reçois une pluie de
plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c'est surtout en temps de
pluie, que l'on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.